Le philosophe et les OVNIS
Exclusivité Ovnis-Direct
I. La problématique OVNI peut-elle devenir un problème philosophique ?
Les raisons qui poussent les scientifiques à se détourner de ce sujet sont nombreuses et, croyons-nous, assez aisément identifiables, à défaut d’être légitimes. Le silence des philosophes est plus surprenant, plus obscur. De même qu’en géométrie plane, le plus court chemin entre deux points est la ligne droite, de même dans le domaine universitaire, le plus bref moyen pour se voir discrédité et mis de côté est d’écrire un article ou un ouvrage sur le sujet des OVNIS. Les nombreux contacts que j’ai pu avoir depuis 2008 à Toulouse, avec d’éminents chercheurs issus de laboratoires couvrant à peu près toutes les sciences dures, m’ont fait prendre conscience que l’une des raisons majeures de cet état de fait pouvait s’interpréter comme un réflexe défensif : s’intéresser aux OVNIS c’est « faire de l’anti-science », m’a-t-on cent fois répété ; c’est être un « négationniste » de la science, puisque les phénomènes prétendument observés sont en contradiction avec ce que la physique nous enseigne.
Les témoins décrivent des déplacements dans l’espace impossible, constitués de trajectoires et de virages qui sont contraires aux lois de la cinétique ; certaines observations font état d’objets de taille gigantesque, traversant le ciel à très grande vitesse, sans créer la moindre onde de choc, ni produire le moindre son ; les accélérations fulgurantes rapportées sont incompatibles avec la survie d’éventuels occupants en ayant subi les effets, même protégés d’un fluide thixotropique. Inutile de s’étendre sur l‘objection portant sur les distances énormes qu’un vaisseau extraterrestre devrait parcourir pour nous rendre une visite furtive (et brève), même à supposer la maîtrise d’une énergie capable de le propulser à des vitesses proches de celle de la lumière. Tout cela est absurde, tout cela est contraire à la science et tous ces arguments sont bien connus des ufologues. L’axiome philosophique qui les sous-tend peut s’exprimer ainsi : tout ce que la science ne peut expliquer et qui se révèle contraire à son enseignement ne peut pas exister.
Le dédain des philosophes pour le sujet est a priori plus curieux. A l’exception notable des travaux de Bertrand Méheust, qui dut faire courageusement face aux sarcasmes de de ses pairs tout au long de ses années d’enseignement, et d’une déclaration de la philosophe des sciences Isabelle Stengers diffusée par la chaîne Arte dans un Thèma consacré aux OVNIS, le 13 mars 1996, où elle critiquait l’attitude des scientifiques vis-à-vis du phénomène OVNI, c’est le silence radio. Ce silence est d’autant plus surprenant que la vocation de la philosophie, la “championne de la raison”, est d’interroger précisément ce qui échappe aux normes communes de la rationalité, et qu’elle fut souvent définie, notamment chez Nietzsche, comme une « aventure », celle de la pensée humaine en quête de territoires nouveaux, telle une exploratrice cherchant à investir de nouvelles terrae incognitae.
Dans les faits donc, les philosophes se montrent plus frileux encore que les scientifiques à considérer le sujet. Science et philosophie sont certes nées d’un même élan, en Asie Mineure, au VI e siècle av. J-C, d’une même contestation vis-à-vis de l’explication mythologique du cosmos, centrée sur une généalogie, celle des dieux et des déesses, et cette frilosité tient certainement de cette naissance commune. Avec les premiers philosophes-physiciens d’Ionie, la rationalité se construisit à partir d’une réflexion sur la matière et ses propriétés. De généalogique, l’explication devint principielle, ce qui signifie qu’on rechercha désormais non plus l’origine temporelle de toute chose, mais leur principe intemporel et essentiel : eau, air, feu, terre, atomes, etc. Or c’est précisément le “comportement” de la matière, tel qu’il est décrit par les témoins, qui affole, en premier lieu, la rationalité de la philosophie et de la science telles qu’elles se sont élaborée à leurs origines. Une matière qui ne se comporte pas comme elle devrait le faire, souvent fantomatique, spectrale, capable, rapporte-t-on, de se dématérialiser d’un coup, ou de changer de forme et de taille plus vite qu’il ne faut pour le dire. Une matière qui peut laisser des traces au sol, posséder la densité et l’aspect du béryllium poli, tout en ne dégageant « ni chaleur, ni froid, ni rayonnement, ni magnétisme, ni électromagnétisme » selon les termes employés par le témoin du fascinant cas de l’amarante, du 21 octobre 1982.
Certes, la philosophie ne s’est pas contentée de tirer sa rationalité de l’examen de la matière. La métaphysique, qui a constitué par la suite la tentative pour étendre la puissance du logos à des réalités invisibles (Dieu ou l’âme) ne représente toutefois qu’une partie très localisée de l’histoire de la philosophie, auquel Kant mit fin dans sa philosophie critique, en instituant ce qui fut appelé, après lui, « le tribunal de la raison ». Or, face à ce tribunal, la problématique OVNI soumet une cause qui ne peut être plaidée, et qui n’est, au sens le plus littéral du latin « plaudere », pas plausible. On comprend dès lors pourquoi le philosophe risque encore plus gros que le scientifique à vouloir investir la problématique OVNI. Contrairement aux sciences qui sont rectifiées dans leurs errements par la confrontation avec l’expérimentation, la philosophie a souvent été accusée de promouvoir l’exercice d’une raison livrée à elle-même, tournant à vide, simple jeu de langage ou spéculation vaine, et toujours en recherche de rigueur. Le phénomène qu’il s’agit d’aborder se prête plus que tout autre à de tels errements, rempli de pièges qui rendent difficiles le fait de savoir où poser le pied pour ne pas tomber dans le précipice de l’irrationalité et du délire. Mais il faut aussi rappeler que c’est parfois en sortant des cadres de la raison, en faisant, comme Descartes, un détour par la fiction aberrante d’un « Dieu trompeur » ou d’un « malin génie », que notre rationalité a pu trouver ses fondements les plus fermes. Les philosophes le savent bien : entre raison et déraison, leur activité est souvent un jeu d’équilibriste.
Ces rapides indications semblent fermer toute interrogation qui tenterait d’examiner ce que la philosophie peut apporter à l’investigation sur les phénomènes ou les objets aériens qui ne permettent aucune identification claire de la part de ceux qui en sont les observateurs. Or la philosophie est l’activité de synthèse par excellence, idée qu’Auguste Comte résumait en la définissant, au XIXe siècle comme « la science des généralités ». Derrière cette définition, il y a l’affirmation d’une capacité à établir des liens entre des domaines qui fonctionnent en vase clos, d’une volonté d’adopter une approche globale, qui a souvent manqué dans l’ufologie, alors que sa problématique requiert toutes les ressources de la connaissance humaine. Ce défaut de synthèse, l’approche du phénomène OVNI en a longtemps souffert, à la fois parce que nous étions à la traîne des formes sous lesquels il était rapporté, mais aussi parce que nous manquions d’un certain recul historique, ce qui induisait un champ de vision trop étroit. L’époque des ouvrages, souvent à sensation, qui se contentaient d’égrener sans ordre ni rigueur, avec des références incomplètes ou inexistantes, une longue litanie de témoignages ou de citations qui ne donnaient lieu à aucune réflexion digne de ce nom, semble enfin révolue. On sait que depuis au moins deux décennies, des chercheurs ont proposé des tentatives d’interprétation globale, souvent très différentes, soucieuses de rigueur et très érudites. Ces tentatives attestent que nous avons désormais un certain recul, une vision plus « élargie » du phénomène qui permet d’oser un vrai travail de synthèse, même si celui-ci reste purement spéculatif.
II. La question du témoignage humain
Nous croyons qu’une réflexion philosophique digne de ce nom pourrait reprendre la question de la valeur des témoignages et ne pas laisser ce champ d’investigation aux seuls psychologues, si légitime soit le travail qu’ils accomplissent pour en élucider les distorsions possibles. La problématique OVNI fournit là une matière première absolument formidable, une fois admis que des comptabilités comme celle fournies par le chercheur américain Larry Hatch, recenseur de l’UFO Database Events sont très loin du compte. Les spécialistes le savent, Hatch avait dénombré 17 774 témoignages crédibles dans le monde entier, sur la période allant de 1946 à 2000, en utilisant des critères très sélectifs de « fiabilité » pour constituer sa base de données. La réalité est que les témoignages dépassent certainement le million, et que ce chiffre ne diminuerait certainement pas même si nous disposions d’un moyen sûr pour distinguer les observations « crédibles » des canulars et des méprises.
Ce n’est pourtant pas sur la question (d’ordre épistémologique) de la valeur des témoignages que la philosophie pourrait, semble-t-il, investir avec le plus de fécondité des objets nouveaux d’investigation. Qu’on tourne le problème dans le sens que l’on voudra, la question qui est à l’horizon de toute la problématique OVNI est celle concernant la signification qu’il faut donner au mot « réalité ». Beaucoup d’ouvrages du passé, cela a été dit, n’abordaient jamais cette question de fond et se limitaient à égrener de manière finalement fastidieuse des cas, toujours des cas, irritants et répétitifs jusqu’à la nausée, depuis l’observation rapportée d’un point lumineux zigzagant bizarrement dans un ciel d’encre jusqu’aux récits de rencontres dites rapprochées dont les éléments étaient si invraisemblables qu’ils pouvaient faire passer n’importe quel délire psychotique pour une histoire sensée. Et après ?
Personnellement, les premiers ouvrages dont la lecture me firent ressentir l’expression d’une vraie profondeur philosophique, parce qu’ils tentaient de donner une interprétation globale du phénomène, furent d’abord ceux d’Aimé Michel, puis de Jacques Vallée. Indépendamment du fait de savoir si leurs approches étaient pertinentes, je trouvais chez eux un effort pour dépasser la simple compilation de cas et la volonté de ne pas s’en laisser compter, de ne pas se laisser intimider par un phénomène qui, pire qu’un porc-épic, ne semblait pouvoir être pris par aucun bout. Au risque de faire sourire le lecteur, j’oserais dire que pour moi la parution en 1969 de Passport to Magonia a eu autant d’importance dans l’histoire de l’ufologie que le Discours de la Méthode de Descartes dans celle de la philosophie. Un livre fondateur, établissant une rupture qui ouvrait de nouveaux horizons. Un ouvrage si novateur que, comme on le sait, l’éditeur Denoël commit un contresens majeur sur son propos en l’intitulant dans sa version française, parue en 1972, Chroniques des apparitions extra-terrestres, du folklore aux soucoupes volantes.
Avec cet essai, les horizons s’ouvraient. Non, le phénomène OVNI n’avait pas commencé en 1947 avec l’observation d’Arnold. Il fallait prendre du recul, voir plus large et intégrer à son étude une perspective historique grand champ. Seul le passé permet de mettre en perspective le présent et parfois nous permettre de déjouer ses faux-semblants, quand nous avons alors le nez trop collé à ce qu’il nous présente. La démarche initiée par Jacques Vallée était en tous points philosophique, non pas seulement en raison du sens historique qu’il donnait à son approche mais parce que celle-ci tentait une interprétation globale du phénomène qui, au final, interrogeait la notion même de réalité. Le phénomène est-il d’essence physique ou psychique ? A-t-il une origine objective ou subjective ? La réponse de Vallée (souvent si mal comprise) a consisté à dépasser cette dichotomie.
Le phénomène possède une dimension matérielle et objective mais il induit aussi des effets psychiques sur les témoins, effets qui ont souvent la structure hallucinatoire des rêves. Ce que Vallée nomme aujourd’hui le « contrôle géo-psy » était déjà en germe dans ses tous premiers écrits. Des modifications de l’environnement physique (avec des perturbations de la continuité temporelle dans les cas allégués de missing time) mais aussi des distorsions de la perception qui affectent aussi bien ce qui est observé que celui qui observe. Car, dans les cas (certainement les plus intéressants) dits de haute étrangeté, si les rapports se focalisent bien sur l’incongruité de la scène décrite, on oublie généralement que le témoin se met très souvent à adopter lui aussi une attitude absurde, qui n’est pas, sur le moment, perçue comme telle, et dont l’étrangeté ne se révèle que rétrospectivement, exactement comme dans nos rêves nocturnes où l’absurdité de l’histoire onirique ne nous saute aux yeux qu’au réveil, quand nous parvenons à nous en rappeler.
Je ne peux m’empêcher, en rappelant ce fait, de penser à ce témoignage d’une femme qui ne trouva pas mieux, en se trouvant nez à nez avec des « humanoïdes » au comportement étrange (ils semblaient faire un jogging), de s’adresser à eux juste pour leur souhaiter bonne chance pour le prochain tirage du loto…Tous ces témoignages dits de « haute étrangeté », qui fourmillent en particulier dans la vague américaine de 1897 et celle, française, de 1954, ne peuvent pas ne pas être rapprochés des mécanismes de distorsion que la psychanalyse freudienne a tenté de déceler dans la production de nos rêves les plus absurdes. Par des effets de déplacement, de condensation et de métaphorisation, le contenu réel d’un rêve se trouve brouillé, et son absurdité est le signe même qu’il a été masqué. Tout se passe comme si le phénomène qui se cache derrière ces rencontres utilisait à son compte les mécanismes psychiques que notre cerveau produit de lui-même dans notre sommeil, lorsqu’il rêve.
Ce qui suit découle aussi directement du point précédent, et mérite une attention toute particulière : la réflexion sur la notion de manipulation que l’étude des OVNIS engage à mener. Que le phénomène possède un caractère « manipulatoire » est une proposition qui paraît difficilement contestable. Manipuler le témoin, c’est le tromper, l’abuser et ce mécanisme qui discrédite autant le témoin lui-même que ce qu’il décrit est d’une telle efficacité que l’intelligence qui est derrière sa mise en œuvre réussit le tour de force de multiplier à l’envi ses incursions dans nos champs de perception tout en faisant croire à la plus grande partie de l’humanité qu’il n’existe pas. Les ufologues savent que ces manipulations prennent des formes très variées, dont le « scénario absurde » n’est qu’un des aspects. Ces manipulations semblent être des camouflages dont la seule signification consisterait à éviter que le phénomène soit objectivable, c’est-à-dire transformés en objet dont une connaissance puisse être possible.
Le philosophe français Bertrand Meheust a forgé, à partir de l’anglais « elusiveness, le concept d’élusivité pour précisément désigner cette caractéristique, cette capacité des OVNIS à esquiver toute objectivation poussée, et en un mot à se montrer, pour notre entendement, totalement insaisissables. Il faut insister sur ce point. En affirmant que les OVNIS sont insaisissables, il ne s’agit pas (ou pas seulement) de dire que nos avions ne peuvent les capturer, mais plus profondément que les concepts et les grilles cognitives qui nous servent habituellement à appréhender intellectuellement un objet sont ici prises en défaut. Concrètement, cette impossibilité peut s’énoncer de la manière suivante :
Il n’existe aucune caractéristique universelle, propre aux OVNIS, qui ne soit démentie par un témoignage contraire invalidant cette universalité.
Toute connaissance suppose la possibilité de s’appuyer sur des propositions universelles, c’est-à-dire valables pour tous les cas. Comprendre, c’est, par définition, « prendre ce qui est commun », ce qui est identique dans une diversité donnée. Il n’y a donc pas de « compréhension » ni de conceptualisation sans un minimum de traits universels, aussi bien pour définir une table que pour décrire les propriétés les plus complexes de la matière. Or cette universalité fait défaut dans le cas des OVNIS et l’on pourra toujours trouver un témoignage qui vienne contredire tout ce que l’on pourra dire sur eux. C’est ce caractère que Bertrand Meheust nomme précisément l’élusivité et qui nous empêche d’avoir intellectuellement prise sur les OVNIS.
Pour illustrer ce qui précède, les exemples ne manquent pas : de nombreux chercheurs ont été frappés par le fait que, suivant les époques, certains OVNIS semblaient « mimer » ou précéder de peu, dans leur apparence, des inventions technologiques humaines. Ainsi la vague des airships, à la fin du XIXe siècle, précède de peu l’apparition des dirigeables et autres zeppelins ; de même « les fusées-fantômes » observées en Suède, en 1946, jouxtent l’utilisation militaire des fusées nazies ; ou encore les triangles observés dans les cieux belges, au début des années 1990, coïncident curieusement avec le déploiement du F-117 américain, en particulier en Irak. Aurait-on ici une « loi », un « comportement » du phénomène universellement repérable ? Il n’en est rien. Des témoignages bien documentés font état d’ airships au Moyen Age ; la forme triangulaire a été rapportée en des temps plus anciens ; quant à la forme « soucoupique » ou lenticulaire, elle ne s’intègre pas à cette concomitance et semble indifférente à la chronologie des technologies humaines.
Dira-t-on qu’une caractéristique vraiment universelle des OVNIS concerne leur étonnant silence, quand ils passent au-dessus de la tête des témoins ? Cet aspect est fréquemment rapporté mais il n’est pas universel : on rapporte aussi des observations accompagnées de sifflements voire d’un réel vacarme. En réalité, ce qui est le plus frappant, c’est l’extrême hétérogénéité des formes sous lesquels le phénomène se manifeste : on témoigne à peu près de tout ce que la géométrie autorise d’imaginer : triangle, sphère, cônes, cornets, carrés, rectangles, cigares, goutte d’eau, lentille, œuf, forme en « v », etc. La forme discoïdale, si privilégiée, se présente elle-même sous des aspects très hétérogènes : en forme de deux assiettes renversées l’une contre l’autre, de sombrero, de cymbale argentée, de palet de hockey, avec ou sans dôme apparent, avec une échancrure en son milieu ou non, etc. Les trajectoires observées sont souvent décrites comme rectilignes, et glissent avec une superbe indifférence au-dessus de nos têtes, ou présentent des mouvements erratiques et nerveux, particulièrement déconcertants quand ils prennent la forme de serpentins multicolores.
Quant aux « rencontres rapprochées », le bestiaire improbable qu’il permet d’évoquer défie toute classification : les petits gris, les géants de deux mètres, les blonds angéliques, les lilliputiens, les êtres avec scaphandres/sans scaphandres, les hommes-phalènes, les insectoides, les très poilus, les imberbes, les très humains etc. ; certains de ces êtres parlent parfaitement la langue des autochtones avec lesquels ils conversent, quand d’autres bredouillent un galimatias incompréhensible…de quoi vraiment y perdent son latin et sombrer dans le ridicule.
Mais derrière cette extrême hétérogénéité, un fait, un seul, reste invariable, comme une exception à ce qui vient d’être posé : quelles que soient les époques et les lieux où des OVNIS sont rapportés, le phénomène se comporte d’une manière identique. Dans un même mouvement, il se montre et se dérobe. Ce « comportement » est contradictoire car il conjugue deux attitudes opposées : se montrer/se cacher. Pourquoi se montrer si c’est pour mieux disparaître ensuite ? Cette attitude évoque l’idée d’un jeu, comme l’a fait observer l’ufologue japonais Norio Hayakawa en déclarant que le phénomène OVNI pouvait-être considéré comme l’histoire de visiteurs « occupés à jouer sans fin au chat et à la souris avec nous ». Mais cette remarque n’enlève rien au mystère d’une telle attitude et à sa signification profonde.
III. Peut-on contourner l’élusivité du phénomène OVNI ?
L’analyse pourrait s’arrêter avec ce constat, finalement très socratique, qu’avec les OVNIS « nous savons que nous ne savons pas ». Mais certaines perspectives nous laissent à penser que nous pouvons désormais aller plus loin que ressasser notre impuissance à comprendre à quoi nous avons affaire et qu’il est possible de contourner l’élusivité que le phénomène a instauré entre lui et nous. De nouveau, une référence aux travaux de Jacques Vallée s’impose à mes yeux, au risque de faire penser au lecteur que cet article n’a, vis-à-vis de lui qu’une fonction apologétique, ce qui n’est pas le cas. Les arguments donnés par celui-ci pour réfuter l’hypothèse selon laquelle les OVNIS seraient des vaisseaux interplanétaires transportant des visiteurs venant d’un autre système stellaire, me paraissent décisifs. On les trouve, on le sait, disséminés dans toute son œuvre, et repris de manière plus systématique en annexe de son livre Révélations. Ils sont formulés de la manière suivante :
1) les rencontres rapprochées sont beaucoup plus nombreuses que ne l’exigerait toute exploration physique de notre planète ;
2) la morphologie humanoïde des prétendus » visiteurs » a peu de chances d’être apparue sur une autre planète, et d’un point de vue biologique, elle est mal adaptée au voyage dans l’espace ;
3) le comportement rapporté dans des milliers de récits d’enlèvements est en contradiction avec l’hypothèse d’expérimentations génétiques ou scientifiques menées sur des humains par une race plus avancée ;
4) la présence du phénomène tout au long de notre histoire prouve que les OVNI ne constituent pas une manifestation propre à notre époque ;
5) l’apparente aptitude des OVNI à manipuler l’espace et le temps suggère des hypothèses radicalement différentes et plus riches [que celle fournit par l’hypothèse extra-terrestre].
Tous ces arguments n’ont pas, à mon sens, la même force. L’argument n°2 me paraît le plus faible, dans l’ignorance où nous sommes de la manière dont la vie pourrait (ou a pu) évoluer sur une autre planète que la nôtre, même en respectant le schéma darwinien le plus orthodoxe. L’arguments n°1, sur le nombre exorbitant de témoignages, et le troisième, sur la permanence du phénomène dans l’histoire humaine, me paraissent les plus forts. Ce dernier argument emporte avec lui toutes les tentatives pour penser les vagues d’OVNIS comme les étapes d’un programme en forme de boucles d’apprentissages, et pour interpréter le phénomène comme une initiation progressive dont les calculs statistiques nous révéleraient le calendrier. Ces tentatives auraient eu du sens dans l’hypothèse d’un cycle dont le début aurait pu être clairement repérable, ce qui n’est absolument pas le cas ici. Les arguments 3 et 5, qui mettent l’accent sur le caractère manipulatoire du phénomène me semblent, enfin, importants, mais non décisifs, car ils ne sont pas incompatibles avec l’hypothèse extra-terrestre « classique », en supposant l’existence (au moins) d’une civilisation supérieurement avancée sur le plan scientifique et technologique.
Mais le caractère pléthorique des « visites » (utilisons provisoirement ce terme) et leur attestation à toutes les époques de l’histoire humaine indiquent que nous avons affaire à autre chose, quelque chose de plus compliqué que le programme de quelque corps expéditionnaire venant « simplement » d’une autre planète que la nôtre, pour nous observer, et le cas échéant, prélever quelques plants de lavandes. Ce rejet irrite fortement certains chercheurs éminents comme Gildas Bourdais, par exemple, et plus généralement, on sait que l’invalidation de « l’hypothèse extra-terrestre » par Jacques Vallée (et ceux qui suivent sa « ligne » comme Jean Sider ou John Keel) lui a valu bien des détracteurs et des incompréhensions, tout comme son idée « d’un système de contrôle » souvent jugé obscur. Certains chercheurs vont même jusqu’à nier ce qui fait la spécificité de son approche en affirmant que postuler, comme il le fait, l’existence d’un plan extra-dimensionnel, c’est encore se référer à des entités extra-terrestres dont l’origine est certes plus exotique, plus « sophistiquée » mais finalement toujours extra-terrestres, puisque ces entités n’appartiendraient à aucune des communautés qui peuplent la Terre.
Présenter les choses de cette manière c’est méconnaître la rupture conceptuelle évoquée plus haut, celle qui fut initiée dès ses premiers ouvrages. Ce qui est décisif, dans cette rupture, c’est la démarche qui consiste à considérer que le phénomène OVNI représente un problème bien plus complexe, bien plus dérangeant, bien plus subversif que ce que l’HET permettrait de résoudre. Le coup de force théorique a consisté à envisager le phénomène de manière « holistique », comme l’élément d’une typologie plus vaste parmi lesquels d’autres phénomènes trouvent leur place et que rien, a priori, ne permettait de relier entre eux. Dans cette typologie ouverte, les apparitions mariales, les légendes folkloriques, les témoignages rapportant l’observation de cryptides, (pour ne citer qu’eux), forment un ensemble dans lequel les OVNI deviennent l’une des pièces, au sein d’un tableau plus vaste. Cette ouverture « grand angle » est bien sûr irritante car elle est bien plus coûteuse en hypothèses que celle qui privilégie l’HET ; elle malmène davantage la raison que celle, au final plus « acceptable », qui consiste à supposer que des astronautes d’un autre monde font déjà ce que nous projetons de faire nous-mêmes dans le futur, c’est-à-dire visiter d’autres planètes habitées, lorsque nous les aurons repérées et que nous posséderons les moyens technologiques de le faire.
La ligne théorique ouverte par Vallée ne se limite donc pas à « postuler » un univers dont l’architecture est différente de celle que nous avons modélisée, faite de dimensions emboitées, d’étages spatio-temporels qui échappent à nos perceptions. Elle conjecture que l’OVNI, appréhendé comme un vaisseau spatial, est un leurre qui joue avec notre perception et notre conscience, pour nous faire croire que nous sommes face à des êtres qui font déjà ce que nous voulons faire dans le futur, en visitant d’autres terres habitées. Le leurre est poussé si loin que les prétendus astronautes de ces « vaisseaux interplanétaires » mentent de manière éhontées aux témoins à qui ils affirment venir de Mars ou de Jupiter, ou de la face cachée de la lune. Cette ligne d’interprétation suppose donc que le phénomène OVNI instaure avec nous « un jeu de miroir » par rapport à nos propres aspirations et à notre propre histoire, qui sont mis en scène avec un sens aigu de la théâtralité.
Cette approche, il est vrai, se situe aux antipodes du vieux principe philosophique dit du « rasoir d’Ockham » qui, comme on sait, nous enjoint de toujours privilégier l’économie des moyens, d’être parcimonieux en hypothèses pour expliquer un phénomène, et donc de toujours aller vers la solution la plus simple, car la nature elle-même, dans sa perfection, est économe de ses moyens. Ce principe, dont le soubassement théologique est évident, concerne les phénomènes naturels (ce que les manifestations d’OVNIS ne sont pas), et il est récusé par la science contemporaine qui a bien appris, surtout au XXe siècle, que l’explication la plus simple n’est pas nécessairement la plus vraie car la nature ne connaît pas le principe d’Ockham.
Mais indépendamment de la valeur intrinsèque (ou non) de ce principe, c’est bien l’extrême complexité du phénomène OVNI qui nécessite de le rejeter, afin de se hisser au niveau du défi qu’il constitue. Surtout, la « ligne holistique » qui est ici privilégiée permet de poser que notre physique n’est pas fausse, et qu’accessoirement s’intéresser aux OVNIS, ce n’est pas faire de « l’anti-science ». Elle signifie que les incroyables prouesses observées et que le comportement si étrange de la matière que les témoins décrivent, n’exigent pas l’existence d’une science plus élaborée et en contradiction avec la nôtre, mais bien plutôt l’existence d’une organisation différente de ce que nous appelons l’univers et de ce que nous nommons la « réalité ».
C’est la manière dont nous concevons l’univers qui doit être profondément modifiée, et avec elle, notre définition de la réalité. La cosmologie est, dans ce contexte, aux premières loges, pourrait-on dire, puisqu’elle conjugue, dans ses efforts pour rendre compte de la structure de l’univers, les connaissances apportées par la physique des particules tout autant que celle issue de la théorie de la Relativité. Or, on le sait, la cosmologie est en crise. Notre matière, celle qui nous constitue et que les physiciens nomment la matière baryonique, constituerait, selon les derniers travaux parus sur le sujet, 4,9% de l’univers observable, contre 26,8% pour la mystérieuse « matière noire » et 68,3 % de la non moins mystérieuse « énergie noire » qui, contre toute attente joue le rôle de force répulsive et accélère l’expansion de l’univers.
Bien sûr, ces données ne peuvent pas être utilisées pour accréditer la réflexion sur les OVNIS, mais elles nous invitent à beaucoup d’humilité par rapport à notre connaissance de l’univers et aux surprises que sa structure profonde pourraient encore nous réserver. Ce point est fondamental si on le rapporte à la physique qui était celle du XIXe siècle, dont l’état (croyait-on) d’achèvement ne laissait aucune place pour tenter de penser le phénomène dont il est ici question. On disait alors que grâce à la science newtonienne, qui nous avait donné les clefs permettant d’expliquer les mouvements des corps célestes, la physique était quasiment « close et achevée ». L’incertitude et la crise de la science contemporaine, quant à la structure profonde de l’univers, aussi inconfortable soit-elle sur un plan intellectuel, permet d’espérer qu’un jour toutes les spéculations sur l’origine du phénomène OVNI trouveront un cadre d’analyse plus rigoureux.
Des notions totalement absentes au XIXe siècle comme celle d’une « géométrie » de l’univers, la possibilité d’ajouter des dimensions supplémentaires à nos modèles physiques (comme l’a fait allègrement la fameuse théorie des cordes), la conceptualisation par la physique quantique d’univers virtuels et superposés, qui en s’actualisant deviennent parallèles aux nôtres, l’hypothèse de l’existence d’un multivers ou « univers d’univers » pour expliquer le réglage incroyablement précis (et heureux) des constantes fondamentales de la physique, réglage qui a permis à notre univers de « s’allumer », donnent le vertige. Ces notions ne fournissent pas une solution au phénomène OVNI mais rendent pensables une solution (ce qu’aucune autre période de la courte histoire de la physique ne permettait de faire), en nous laissant entrevoir que tôt ou tard une profonde transformation de ce que nous appelons « l’univers » permettra de faire la lumière sur son origine.
IV. Les prémices d’une autre conception de la réalité
Le bouillonnement actuel de la cosmologie a ceci de paradoxal sinon de cocasse, qu’à son corps défendant les théories qu’elle produit font sens par rapport au débat sur l’origine du phénomène OVNI. Beaucoup de mes amis cosmologistes toulousains seraient particulièrement heurtés de l’apprendre, mais dès qu’on théorise sur des univers parallèles, je ne vois aucune raison pour ne pas rapprocher ces deux sujets, même s’il ne faut pas confondre le travail d’une science (la cosmologie) avec celui d’un domaine d’investigation dont l’objet n’est pas constitué (l’ufologie).
Les journalistes scientifiques Tobias Hurter et Max Rauner ont tenté dans un ouvrage récent, au titre évocateur, Les univers parallèles. Du géocentrisme au multivers, de classer les différents types d’univers parallèles qui avaient été imaginés par des physiciens de premier plan comme Andreï Linde, Brandon Carter, Stephen Hawking, Brian Greene et bien d’autres, au cours de ces dernières décennies. Cette classification distingue quatre grands types d’univers parallèles, ainsi définis :
a) Les univers parallèles de type I, conçus comme des « bulles d’univers », où nous aurions des myriades de doubles infiniment éloignés les uns des autres, qui tous feraient des choix différents.
b) Les univers parallèles de type II, qui seraient des « bulles d’univers » où la nature testerait toutes les formes d’existences possibles en faisant varier les constantes de la physique, lors de son paramétrage initial.
c) Les univers parallèles de type III, qui seraient des variantes superposées (au sens quantique du terme) de toutes les autres vies que nous pourrions avoir depuis notre naissance. Ces univers existeraient réellement au point que nous pourrions envisager des sauts quantiques de l’un à l’autre.
d) Les univers parallèles de type IV, conçus comme des variantes superposées (au sens quantique) de tout ce que la nature pourrait engendrer comme formes d’existences possibles, en faisant varier les constantes de la physique lors de son paramétrage initial.
La question se poserait alors de savoir où se trouvent ces univers par rapport à nous. S’ils sont superposés au nôtre, comme c’est le cas des particules en mécanique quantique, alors ils coexisteraient simultanément avec nous dans le même espace (type III et IV) ; dans les deux premiers cas, ils seraient déployés derrière les confins de notre univers, et constitueraient des « bulles d’univers » échappant à toute observation possible.
Ce que le philosophe peut trouver de particulièrement intéressant et de significatif, derrière ces théories, concerne l’enjeu qui anime la plupart d’entre elles : éliminer la finalité dans l’explication de l’origine de notre univers. Qui dit « finalité » dit « Dieu », puisque la finalité n’est que le caractère d’un processus réglé sur des buts et seule une conscience (divine, ici) peut se représenter un but et opérer ce réglage. Or, afin d’éliminer Dieu de la cosmologie, il est nécessaire de supposer que la conjonction de toutes les constantes de la physique qui ont permis à notre univers d’exister soit issue d’une loterie gagnante. Cela implique de postuler l’existence d’autres univers qui, eux, n’ont pas bénéficié de la « bonne conjonction » et n’ont pas émergés ou sont restés à l’état de pur rayonnement, ou encore possèdent d’autres propriétés matérielles. Mais, avouons que l’élimination de la finalité en cosmologie est particulièrement coûteuse en hypothèse et en moyens (une infinité d’autres univers) et ne respecte pas du tout le principe du rasoir d’Ockham !
Ces quelques indications ne démontrent rien quant au phénomène OVNI, sinon, répétons-le, que de telles théories, qui frappent avec insistance dans le domaine de la cosmologie, laissent entrevoir des perspectives, des lueurs, totalement absentes du champ de la science il n’y a pas si longtemps encore, pour la résolution du mystère qu’il constitue, si par conjecture les OVNIS provenaient d’une origine si exotique pour nous. Alors, les manifestations que les témoins prétendent observer ne seraient pas des visites d’astronautes extra-terrestres mais des interactions entre différents plans de réalité dont il faudrait élucider le mode de connexion. Le sens profond de ces interactions ou de ces intrusions que nous subissons, à notre avis de manière continue, la raison pour laquelle celles-ci se présentent sous une forme si mystérieuse, furtive, fugace, polymorphe, parfois facétieuse, toujours manipulatrice, constituerait ensuite la prochaine étape à affronter, et il est probable que la réponse à cette question dépendra étroitement de l’origine exacte de l’intelligence qui se joue ainsi de nous et de notre crédulité.
Pour terminer est-il besoin de préciser que tout ce qui vient d’être écrit ne constitue qu’une tentative pour interpréter de manière globale un phénomène sur lequel personne ne détient la vérité. Ces analyses s’offrent à la remise en question, qui, comme chacun sait, est à la fois le moteur de la réflexion philosophique et la condition de tout débat.
Philippe SOLAL, Agrégé de Philosophie, INSA de Toulouse